Rouler de nuit
Paroles
Rouler de nuit… on suit de longs tronçons sans le moindre éclairage, sauf les lueurs des maisons, et à l'heure dont je te parle, il n'y en a plus beaucoup.
Dos d'ânes, creux, bosses, les phares illuminent de temps en temps les cornes d'un bœuf, ou les yeux soudain brillants d'un chien errant.
Rouler fenêtre ouverte, noyé dans le chant des grenouilles, à tenter le tour de l'île, pour mieux la cerner, pour mieux l'absorber.
Rouler de nuit. J'aime ce pays comme ceux qui y sont nés, sans doute plus encore: moi, on ne me l'a pas donné, je l'ai appris.
Rouler de nuit, respirer les parfums, citron vert, fumée de feux mal éteints, odeur de colombo, et de la peau des hommes, et de la peau des femmes...
Rouler, du rhum dans les veines, sans pourtant négliger la ligne blanche: celui d’en face pourrait être plus ivre que moi...
Rouler de nuit, régulièrement... Pourquoi soudain cette émotion à la vue d'une case bringuebalante ? Ce frémissement en traversant une rivière ou en longeant la silhouette sombre d'un morne alangui ? Ce frisson devant la masse ténébreuse du volcan ? Déjà vu, déjà vécu…
Et c'est moi qui dis ça, moi qui me suis toujours moqué des fantasmes métempsychotiques de ceux qui se souviennent de leurs vies passées – pharaon, courtisane, corsaire, général d'Empire... rarement éboueur, tu noteras.
D'accord. D'accord, on joue le jeu… Si j'ai déjà vécu une ou l'autre vie dans cette terre-là, j'étais quoi, moi ? Indien caraïbe bouffeur d'Arawaks ? Bois d'ébène importé fraîchement d'Afrique ? Riche colon ? Nèg'Marron ? Ou une star locale, le Père Labat…
Pourquoi cette terre me fait-elle trembler ? Le sentiment de lui avoir déjà offert ma sueur, mon sang, mon sperme...
Je m'enfonce dans le chaos de notre île, cette île fouillis, forêt qui déborde, entrelacs monstrueux de racines aériennes, eau stagnante, barque qui pourrit là où le pêcheur l'a laissée, tôle ondulée qui se décloue, maisons effondrées sous les coups de boutoir du dernier ouragan et qu'on ne réparera pas d'ici la venue du prochain.
Et entre tout cela, ou peut-être grâce à tout cela, cette beauté, toute cette beauté... Esthétique du délabré. L'harmonie dans le désordre.
Marie-Rose au secours, je me perds dans ta terre.
Paroles et musique : Bernard Léchot
Album 'Passage', 2003